samedi 21 mai 2011

Vile ville

La ville est un enclos.
S’affrontent sans arme les passants par pure vengeance, tout le monde n’est pas né sous une bonne étoile.
Le but est de désarçonner le péquin d’en face, celui par qui la mouise s’incruste durablement sous la peau:
Je t’aime, je ne rentrerai pas ce soir.
Je travaille sous tes ordres, je sabote ton entreprise.
Je vends des légumes, je te refile les patates pourries.
Je te paye, je te négocie.
Je te soigne, je te fais souffrir.
Je te coiffe, je te tire les cheveux.

Et ainsi s’égratignent les filles et les garçons dans l’enclos de la vie où il est impossible de ne pas se frotter.

Energie renouvelable

J’ai une course à faire. Un genre de course à laquelle je ne peux pas déroger. C’est aussi une course contre la montre, entre la vie et la mort, un défi lancé à la face de ma gueule, oh, pas grand-chose, je dois au magasin de la rue du marché aux fleurs rapporter mon vieil aspirateur usagé, recyclable en vertu des nouvelles normes du développement durable.

Regardez la. Quatre mille grammes de boîte crânienne, vingt-sept dents plus ou moins fausses, le tout posé sur 45 kilos d’esprit de contradiction, ayant suivi une formation « conception en mécanique industrielle » devenue spécialiste de l’agencement et du prototypage, c’est vous dire si la résistance des matériaux n’a pas de secret pour elle. L’aspirateur a rendu son dernier souffle, c’est un fait scientifiquement avéré. Elle doit se rendre à l’évidence.

Cette course, je la ferai. Prudemment. Avant potron minet. Je dois m’assurer de ne pas croiser le regard des poissons. Des bancs de poissons aux heures de bureau nagent en tout sens, à l’unisson. Dans l’enclos étriqué de la vie, c’est imprudent. Je ne suis pas audacieuse. Regardez-moi : un mètre soixante cinq de phobie sociale.

J’attends depuis vingt-cinq minutes l’ouverture des portes.
J’ai déposé l’aspirateur à mes pieds. Je ne quitte pas des yeux le clochard allongé sur le banc, à peine huit mètres nous sépare. Il ne nagera plus jamais à l’unisson des courants de la ville. Il n’existe pas de machine à recycler les débris obsolètes. Echoué sur le sable, il pourrit à la juste mesure du lever du jour. Un air de quadrille joyeuse accompagne le gonflement des marées mais nous résistons, lui et moi, ficelés au bastingage, cherchant à éviter les effluves âcres des rues vaseuses.
Ouverture des portes.
J’abandonne mon appareil électroménager sous le panneau « recyclons nos déchets ». J’ai failli vomir quand un homme d’une trentaine d’année a posé sa pince de crabe sur cet objet qui m’a rendu de si précieux service. Je quitte le magasin très abattue. A quelques pas de là, le clochard continue tranquillement de fondre comme un morceau de beurre au fond de la crêpière.
Je ne sais pas vous mais moi, ça m’ouvre l’appétit.