lundi 7 février 2011

Ce que je peux dire de Germaine

Dans le trou, ou l’histoire d’une légèreté retrouvée

Germaine sort de chez elle, péniblement ouvre la porte phacochère et faufile sa silhouette d’arpète sautillante dans la rue des Quatre Pierres.
Là elle y a grandi, là elle s’y est mariée, là n’a-t-elle pas mis au monde six enfants dont un mort-né ?
(qu’elle a pris soin de conserver dans un bocal).
Là elle a bu du rhum et coinché avec ses voisines, à ce jour toutes également cadavrée ou « en maison ».
Toujours coquette elle est habillée en ce dimanche anodin d’une tenue violine, autour de son cou a enfilé des rangés de bimbeloteries, s’est coiffée d’un bibi de couleur gris piqué de petites cerises et autres sottises de ce genre.

Elle remonte la rue, l’estomac tendu vers le thé de cinq heures, chaque semaine sirotant ainsi sa retraite chez la cousine Fernande, de quinze ans sa cadette.

On la salue, on s’inquiète de sa santé, on lui glisse de gentils sourires, Germaine répond poliment mais n’en a cure, trouvant le monde bien hypocrite.
Le boucher, surtout, qui a refusé la semaine dernière de lui faire crédit pour une tranche d’un faux-filet exhibé de façon indécente sur son étal.
En rêve, Germaine l’a plusieurs fois démembré jetant aux chiens les morceaux les plus gras.
(Sourire) Comme elle se plait à imaginer de ce lourdaud chevillard, les chaires molles violemment déchirées.
Bien que parfois, le chien mette à se nourrir plus d’aristocrates manières que nombre de bourgeois éduqués.

Ainsi va Germaine, à petits pas prudents, en apparence inoffensive mais dissimulant en son for intérieur un étang sombre et profond, un abri propice aux monstrueuses noirceurs du monde.

Un chat, un chat tigré, un chat débordant de fourrure et flânant à la douceur des pavés, un chat donc, se faufilant entre ses jambes, manque de la renverser.
Petit cri pointu de Germaine. Le premier de la journée.
Le chat s’excuse et dans un frisson de moustache lui conseille la plus grande vigilance.
A quelques pas d’ici, un camion de la British Petroleum a vidangé sa cargaison. La chaussée est glissante. Les pompiers sont sur les dents.
Germaine le remercie et promet de marcher avec beaucoup de précaution.
S’emporte alors le chat sur l’inconséquence des hommes, ces imbéciles, incapables d’inventer le coussinet et sa griffe rétractile, mécanique pourtant fort utile en de pareilles occasions.

Germaine, s’étant coupé les ongles le matin même, se gratte le nez, puis chacun poursuit son chemin.

Germaine pense à tout ce qu’elle aura de catastrophes à raconter à Fernande, se réjouit des biscuits qu’elle mangera bientôt, ressent une douleur diffuse dans le genou gauche, o, trois fois rien, se souvient d’un prochain rendez-vous chez son médecin traitant, il est joli garçon, il ressemble à son premier amant, il est un peu timide, il ne fait pas attendre ses patients, il a des lèvres bien dessinées, il sent bon, il a du poils sur les avant-bras, il la caresse dans le dos, il doit aimer le parchemin, il fume, il son corps, est un arbre, il doit déborder de sève, il…
Et qué sera sera.
Germaine glisse, rien ne peut la retenir, d’ailleurs elle ne tente rien, s’abandonne, se laisse entrainer par le léger dénivelé de la rue des Quatre Pierres, tangue entre deux vague de badauds médusés, laisse les courants de la ville la mener au bord de l’abyme.
Son sac à main offrant un empennage de qualité, aucune terreur ne vient gâter sa lente dégringolade, elle glisse, Germaine, confiante, vers l’exorbitante ivresse de l’inconnu.
Puis tombe enfin, dans un trou que les « agents d’entretien voirie » n’ont jamais refermé malgré les nombreuses pétitions des habitants du quartier.

Sa chute dure huit minutes, un laps de temps suffisant pour apprécier toute la beauté des ténèbres qui doucement se referment sur elle, s’insinuant dans les profondeurs de la terre. D’abord c’est un gris tendre, puis les feux du jour s’inclinent devant l’évidence des ombres, elles se disputent encore quelques menus clartés, puis enfin c’est le noir, le grand rien tendu entre deux éternités comme une cape de matador.

Germaine est tirée de sa rêverie par une méchante douleur à l’épaule, quand la lanière de son sac à main la retient brutalement à une tige de bois débordant les parois du puits.

Petit cri pointu de Germaine, le deuxième de la journée.
Puis, reprenant ses esprits : « me voilà coincée dans les souterrains du monde intérieur, pense-t-elle, quelle chance inouïe ! »

Dans une anfractuosité, elle parvient à assoir sa fragile carcasse.
Nullement ébranlée, la voilà parvenue à un degré de lucidité tel qu’elle ne peut s’empêcher de plaindre sa cousine Fernande qui à n’en pas douter se laissera mourir de chagrin.
Puis de manière définitive cesse de penser à toutes ces choses lourdes et vulgaires, comme les regrets, l’amour ou la pitié, ou le thé de cinq heures ou les promotions exceptionnelles sur la viande bovine en provenance d’Angleterre.

Un temps.
Elle se recueille.
Alors son regard se porte sur les ressacs ignorés de sa conscience, et peu à peu explosent à la surface ses sauvageries adolescentes. Un crabe à grand coup de machette déchire son ventre.
Surprise.
Au pas de l’oie avance des lointains horizons une armée de poignards.
Confusion.
Le singe bleu des grandes enculeries s’empale sur les lames avides de trahison.
Extase.

Je suis dans cette chausse-trappe à côté du paragraphe de ma vie.
Ce sentiment d’être dans la marge, à l’essentiel, dans l’invisible rempli de tabac, de balançoires épuisées de rouille, de rongeurs affamés, tout ce capharnaüm dessinant à traits rageurs l’en-dedans de ma préhistoire.
Moi qui toujours aie eu en horreur les espaces démesurés, je suis dans le petit, au cœur de l’infini.

Germaine, légère, entonne un chant aborigène.
Elle offre à la nuit qui l’accueille sa voix d’arpète sautillante. S’élevant le long des parois, ce filet d’eau vive s’épanouit à la lumière des rues, sautille d’un trottoir à l’autre, et tous ces piétons hagards de lancer à la face du ciel leurs mines incrédules, seul le chat dans ce grand chaos amnésique, saura reconnaitre le chant du poète.

Le Périscope
Cabaret poétique #5
Dimanche 20 février 2011 (pendant le massacre des lybiens)

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