dimanche 16 janvier 2011

(dé)routes

Voyage fulgurant de Josiane à la recherche de ses racines

Josiane tire la porte et tourne la clé dans la serrure, puis en regrettant le grand silence qu’elle emporte avec elle, ferme son anorak jusqu’au menton.
Elle recroqueville ses orteils contre les semelles bien dures de ses chaussures, et c’est bien, elle se sent vivante.
Josiane tourne le dos à son appartement et descend les cinq étages d’un escalier de pierre en comptant chaque marche : il y en a cent vingt par volée de douze. Ça fait une petite dénivellation.
Arrivée sur le trottoir,
Josiane grille une Chester, jette sa clé dans le caniveau et attaque l’ascension du Makalu, huit mille quatre cent soixante trois mètres d’altitude, gravit le 15 mai 1955 par Jean Couzy et Lionel Terray, âgés respectivement de trente-deux et trente-quatre ans.
Josiane en a quarante six.
Elle n’a pas une minute à perdre.
Josiane assise au pied des Alpes.
Précisément sur la tombe de Lionel Terray, le conquérant de l’inutile.
Elle chante à tue tête « Il mio refugio » de Richard Cocciante, allume une Chester, ce sera la dernière, fume trois bouffées et l’écrase sur la tombe du conquérant Lionel Terray de l’inutile.
A toujours quarante six ans, elle quitte la tombe de Terray Lionel, le conquérant de…
elle-même ne sachant pas si...
A digérer, il ne lui reste que
six mille neuf cent trois kilomètres pour atteindre le Makalu, cinquième sommet le plus haut du monde, une montagne isolée qui a la forme d’une pyramide à quatre côtés, assez semblable à la tombe de Lionel Terray, le conqué… le con-qué…
Mort.
Elle-même ne sachant pas si…

Alors en route.
En route et marche vite.
Josiane traverse l’Italie du Nord et mange de la polenta,
Josiane renverse la Bulgarie et danse la rutchenitsa.
Josiane pulverse la Turquie et joue du baglama.
Josiane transperce l’Iran et fête le Norouz.
Josiane dégorge l’Afghanistan et vomit son kâbab, son pas s’allonge au Pakistan, au Pendjab Josiane rencontre un nuage de fumée et aré Krishna.

Dans le climat tropical de la vallée d’Arun, Josiane fait une pause.
Elle va bien. Elle recroqueville ses orteils contre les semelles usées de ses chaussures et pense à la tombe inaudible du con mort, en querant l’inutile.
Ah ! Lionel est tombé…
ah ! Terray dans sa tombe
elle-même ne sachant pas si…

Josiane au camp de base enfin parvenue, lèche les flancs du Makalu.
A déjà quarante six ans
elle
Josiane
elle
s’étripe à renifler les odeurs tombées de l’échine de Lionel Terray
elle anonyme
lui pas,
s’échine pas à pas à endurer la tombée de ses tripes à jamais inutiles
ses suées dans les suées de Lionel Terrray.

8461, 8462, 8463…

Josiane agonise à la nuit tombante, dans la neige hors d’haleine, lui, l’ombre de sa main tendue l’accueille enfin dans son ventre.


Inspiré par "Les Conquérants de l’inutile" de Lionel Terray, Gallimard 1961, aujourd’hui réédité aux éditions Guérin.

Lecture des (h)auteurs

Agend’arts
19 novembre 2010

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