mercredi 19 janvier 2011

L'enfance de Denise #2

On est à table. Maman a calfeutré les murs comme elle a pu, avec des cartons ramassés dans la cave. On dîne en silence, on ne doit pas attirer l’attention, n’importe qui pourrait entrer, pousser les cartons d’une pichenette et s’inviter chez nous. Papa a les yeux dans le vague, il a la tête de celui qui cherche la solution et qu’il ne faut surtout pas déranger. Alors on fait attention à ne pas entrechoquer les couverts sur l’assiette, on mâche doucement, on avale sans précipitation. Il se racle la gorge, sans se concerter la famille interrompt sa mastication, nous posons nos mains sur nos genoux et nous tendons vers lui le visage des enfants soucieux.
« Voilà. J’ai bien réfléchi. Il n’y a pas trente six solutions, j’ai beau retourner le problème dans tous les sens, je n’en vois qu’une. On part. »
- Partir ? (silence) Pour aller où ?
Maman dit ça dans un souffle, au bord des larmes, elle a grandi dans cette maison, c’est toute sa vie.
Papa la fusille de regard, la voilà transpercée elle aussi, comme la maison, une bourrasque s’engouffre dans sa poitrine et manque de la faire basculer cul par-dessus tête.
Une pichenette, le regard de papa, mais maman, la voilà glacée d’effroi.
Elle finit par se ressaisir, après une petite valse son corps se raidit, elle se redresse, gonfle la poitrine, pose ses mains sur la table bien à plat, ses doigts tremblent.
- Seigneur Jésus on ne peut pas, Dieu m’est témoin on ne trouvera nulle part où … la foudre ne tombe jamais deux fois sur… et les enfants, comment vont-ils…
Maman jette sur nous un regard de douleur ou de haine, on ne peut pas savoir, implore notre aide, mais moi je veux bien partir, ce n’est pas chez moi qu’elle trouvera du soutien, pas cette fois.
Et bien dis papa, nous sommes en démocratie, on va voter. Qui veut partir ?
On ne sait pas ce que c’est la démocratie. Partir, on ne sait pas non plus. Alors on lève la main. Sauf maman.
C’est comme si un troisième trou s’ouvrait sous ses pieds, elle rapetisse, je la vois perdre les pouces de sa taille, elle devient toute petite, à peine visible, à croire qu’elle a la faculté de s’aspirer de l’intérieur, et puis quelques minutes se passent et maman a disparu, aspirée par le coussin de sa chaise.
Et bien, dis papa le peuple a parlé. Faites vos valises, on part demain.
On a laissé la soupe refroidir dans la marmite et couru dans nos chambres.
Maman n’a plus donné signe de vie.

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